Alors que des millions de Français viennent de se lever sans hésiter pour
défendre les libertés d’expression et de culte, la classe politique et la
presse, qui l’une et l’autre ne cessent de les bafouer, en profitent pour se
refaire une virginité. Pour Thierry Meyssan, le gouvernement a conduit une vaste manipulation
pour se mettre en scène en tête d’une grande manifestation populaire et cherche
aujourd’hui comment justifier une nouvelle opération militaire en Libye.
RÉSEAU VOLTAIRE INTERNATIONAL | HONG-KONG (CHINE) |
12 JANVIER 2015
Une cinquantaine de chefs d’État et de
gouvernement participaient à la manifestation.
En trois jours, en France, un groupe de quatre ou cinq personnes se
réclamant à la fois d’al-Qaïda au Yémen et de l’Émirat islamique (Daesh) a
massacré la rédaction de Charlie Hebdo, puis assassiné une
policière municipale et plusieurs otages, dans trois situations différentes. La
France, qui n’avait pas connu de telle violence depuis les attentats de l’OAS,
il y a plus de 50 ans, a réagi en clamant « Nous sommes tous Charlie ! »,
en abattant trois des terroristes et en organisant une vaste manifestation de
plus de plusieurs millions de personnes.
Le président de la République, François Hollande, a reçu les chefs des
partis politiques représentés au Parlement. Il a appelé les Français à l’unité
nationale et participé à la manifestation, accompagné d’une cinquantaine de
chefs de gouvernements étrangers.
Dans un article précédant [1],
j’ai observé que le mode opératoire des terroriste n’avait aucun rapport avec
celui connu des jihadistes, mais avec celui d’un commando militaire. Je
concluais qu’en conséquence peu importe qui ils étaient, la seule chose à
savoir, c’est qui les commandait. Je voudrais, dans ce deuxième article,
revenir sur les réactions que suscite cette affaire.
La suspension du droit de manifester
Dès l’annonce du massacre de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015
vers midi, le Premier ministre Manuel Valls décidait la mise en œuvre du Plan
Vigipirate-attentats en Île-de-France. Celui-ci comprend une centaines de mesures
automatiques et environ deux cent autres optionnelles. Parmi les mesures
choisies, le ministère de l’Intérieur annonçait l’ajournement de toutes les
manifestations autorisées. Les autorités craignaient en effet que les
terroristes ne tirent sur la foule.
Or, un parti d’extrême-gauche appelait à manifester
immédiatement en soutien à Charlie Hebdo. Après quelques heures
d’hésitation, le préfet de police autorisait un rassemblement qui aurait
atteint 100 000 personnes. Plus étrange encore : le Premier
ministre déclarait un deuil national pour le lendemain, 8 janvier. De nombreux
rassemblements furent organisés par les administrations pour célébrer une
minute de silence. Toujours plus étonnant : le Parti socialiste appelait à
une vaste manifestation nationale, le dimanche 11, qui aurait réuni plus de
2 millions de personnes à Paris.
Ainsi, le gouvernement pouvait interdire les
manifestations parce que dangereuses pour leurs participants, mais ses membres
pouvaient en organiser une énorme et inviter des chefs de gouvernements
étrangers sans crainte pour leur sécurité.
Cette manipulation atteste que, contrairement à ses
déclarations, le gouvernement connaissait précisément l’ampleur de la menace et
savait qu’elle ne concernait pas les rassemblements.
On préférera donc ne retenir que cet extraordinaire élan populaire pour la
liberté.
L’union nationale
Dans cette situation de crise, la droite et la gauche se sont accordées
pour participer ensemble à une manifestation nationale. Mais pour quelles
valeurs ou contre qui vont-ils manifester ?
On découvre que les dirigeants de droite et de gauche partageaient les
valeurs anti-religieuses, anti-nationales et anti-militaristes du très
gauchiste Charlie Hebdo. On savait que son fondateur, Philippe Val, était un
ami des Sarkozy. On découvre soudain que son nouveau directeur, Charb, était le
compagnon d’une ministre de droite, Jeannette Bougrab.
Celle-ci était l’invitée du journal de TF1. Très émue,
elle raconte son amour. Puis, elle présente les convictions anti-religieuses de
Charb comme un engagement laïque face à l’islamisme, avant de comparer son ami
à Jean Moulin et de demander qu’il soit inhumé comme lui au Panthéon. Elle
termine en révélant que le couple avait songé quitter la France et refaire sa
vie ailleurs. On reste abasourdi. En quelques mots, Jeannette Bougrab vient de
montrer son mépris pour ses concitoyens, d’assimiler la laïcité à la lutte
anti-religieuse, et de placer sur un pied d’égalité un humoriste anti-national
et le fondateur du Conseil national de la Résistance. La famille de Charb a
beau protester, le doute est jeté.
Et pour que l’on comprenne bien ce qu’est
l’« union nationale », vue de droite et de gauche, des leaders
socialistes déclarent que le Front national sera exclu de la manifestation
« républicaine ». A-t-on bien compris l’énormité du propos ? Des
leaders politiques évoquent la République pour exclure leurs rivaux. En
définitive, le FN s’est joint à des manifestations en province.
L’union internationale
En invitant toutes sortes de chefs d’État et de
gouvernement à ouvrir avec lui la manifestation, le président Hollande entendait
lui donner de la solennité.
Parmi les présents, on relevait David Cameron et
Benjamin Netanyahu, dont les États disposent d’une toute-puissance censure
militaire ; ou encore le secrétaire états-unien à la Justice Eric Holder
dont le pays aime tant la liberté d’expression qu’il a bombardé et détruit de
nombreuses télévisions depuis celle de Belgrade jusqu’aux chaînes
libyennes ; le Premier ministre turc, Ahmet Davutoğlu, dont le pays
interdit la construction d’églises chrétiennes (même s’il semble prêt à en
autoriser bientôt une) ; ou encore Benjamin Netanyahu qui félicitait les
combattants d’Al-Qaïda soignés dans les hôpitaux israéliens ; sans oublier
encore une fois Eric Holder, Ahmet Davutoğlu et le roi Abdallah de Jordanie
dont les États ont réorganisé Daesh en janvier 2014.
Que venaient donc faire ces gens à Paris ? Certainement pas défendre
les libertés d’expression et de culte qu’ils combattent concrètement.
La liberté d’expression
Il n’y a pas que la classe politique qui ait profité de l’occasion pour
tirer la couverture à elle. C’est aussi le fait de la presse. Celle-ci voit
dansCharlie Hebdo un exemple de la liberté qu’elle même ne cesse de
piétiner, s’auto-censurant en permanence et se montrant toujours solidaire des
crimes commis à l’étranger par le gouvernement.
La presse française est en effet nombreuse, mais extrêmement conformiste et
donc pas du tout pluraliste. Jusqu’à l’unanimité avec laquelle elle présente Charlie
Hebdo. Car,
contrairement à ce qu’elle prétend, le journal satirique revendiquait son
opposition à la liberté d’expression, notamment lorsqu’il pétitionnait pour
l’interdiction du Front National ou militait pour la censure de l’internet.
Quoi qu’il en soit, on ne peut que se féliciter de voir la presse prendre
enfin la défense de ceux qui sont attaqués pour ce qu’ils ont dit.
À propos de la piste jihadiste
Poursuivant son enquête dans la mauvaise direction, la presse dresse le
profil des terroristes et oublie de chercher leurs commanditaires. Sans rire,
elle explique que cette vague d’attentat est une collaboration entre des
membres d’Al-Qaïda au Yémen et de Daesh, alors que les deux organisations se
livrent depuis un an une guerre féroce qui a déjà fait au moins 3 000
victimes dans les deux camps.
À ce sujet, je m’étonne de ces références ; on devrait bientôt en
trouver une nouvelle qui relie cet attentat à la Libye. En effet, si François Hollande suit les
pas de George W. Bush, il devrait attaquer le Yémen bien que la France n’y ait
pas grand intérêt. Or son chef d’état-major particulier, le général Puga,
prépare actuellement une nouvelle intervention militaire en Libye.
Cette cible est bien plus logique. La France pourrait
alors tirer les bénéfices qu’elle espérait obtenir de sa première intervention.
Et elle terminerait le projet états-unien de remodelage du « Moyen-Orient
élargi », tel que publié par Robin Wright dans le New York Times en
septembre 2013 [2] et débuté par Daesh en Irak et en
Syrie.
[1] « Qui a commandité l’attentat contre Charlie
Hebdo ? », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 7 janvier
2015.
[2] “Imagining a Remapped Middle East”, Robin Wright, The New York
Times Sunday Review, 28 septembre 2013.
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