Allen Dulles, les
Nazis et la CIA
Allen
Dulles, directeur de la CIA, en couverture de Time
(avec l’aimable
participation de EOS development)
Le juge de la Cour
Suprême Arthur Goldberg a déclaré jadis : « Les frères Dulles étaient
des traîtres ». Certains historiens croient qu’Allen Dulles est devenu le
directeur de la CIA nouvellement créée en grande partie pour dissimuler sa
trahison et celle de ses clients.
- Christian Dewar, Making a
Killing
Peu avant sa mort,
James Jesus Angleton, le légendaire chef du contre-espionnage à la CIA, était
un homme aigri. Il se sentait trahi par les gens pour lesquels il avait
travaillé durant toute sa vie. A la fin, il a finalement compris qu’ils n’ont
jamais été intéressés par les idéaux américains de « liberté » et de
« démocratie ». Ils ne recherchaient que le « pouvoir
absolu ».
Angleton raconta à
l’auteur Joseph Trento que la principale raison pour laquelle il avait obtenu
le poste au contre-espionnage était qu’il avait accepté de ne pas soumettre
« soixante des plus proches amis d’Allen Dulles » au test du
polygraphe (le « détecteur de mensonges ») concernant leurs relations
commerciales avec les Nazis. Dans le désespoir, à la fin de sa vie, Angleton
résumait qu’il retrouverait tous ses anciens compagnons « en enfer ».
- Michael Hasty, Paranoid Shift
L’étude du passé
est empreinte d’incertitude. Les experts graphologues en écriture peuvent
aisément argumenter si oui ou non deux personnages célèbres portant le même nom
n’étaient en fait qu’un seul et même individu. Celui qui étudie l’histoire
moderne n’est habituellement pas confronté à de tels problèmes parce que nos
vies sont aujourd’hui si bien documentées. Mais supposez que la plupart des
archives actuelles disparaissent avec le temps, et qu’il n’en reste que
quelques descriptions à moitié mythiques. Dans ce cas, les historiens du futur
pourraient bien conclure que la seule manière de donner un sens au vingtième
siècle serait de supposer qu’il ait existé deux Allen Dulles.
Ils nous diraient
qu’un Allen Dulles était à la tête d’un puissant groupe d’agents secrets au
service de la grande République Américaine au milieu du siècle. L’autre, qui
vivait et travaillait peu de temps auparavant, s’était voué à promouvoir les
intérêts du Reich nazi, qui était l’ennemi juré des Américains. Malgré la
coïncidence des noms, il ne pouvait évidemment pas y avoir de relation entre
eux.
Nous, avec notre
documentation intacte, n’avons d’autre choix que d’accepter que ces deux Allen
Dulles ne sont qu’une seule et même personne. Mais le prix à payer pour notre
connaissance supérieure menace de mettre en doute notre compréhension du
vingtième siècle tout entier.
Comment
allons-nous commencer à déchiffrer ce puzzle ? Peut-être que cela nous
aiderait de revenir au point de départ.
Allen Welsh Dulles
était né avec le privilège et dans la tradition d’être un jour, serviteur de
l’état. Il était le petit-fils d’un secrétaire d’état et le neveu d’un autre.
Mais à l’époque où il avait obtenu son diplôme de Princeton en 1914, l’ère des barons-brigands
de l’histoire américaine touchait à sa fin, sous l’impulsion de la loi
anti-trust de Sherman – qui avait servi en 1911 à démanteler la Standard Oil –
et par l’instauration progressif de l’impôt sur le revenu en 1913. L’élite au
pouvoir commençait à considérer le gouvernement moins comme leur chasse gardée
et plus comme une intrusion dans leur capacité à conduire les affaires
courantes. Ce décalage des loyautés en lui-même pourrait expliquer de nombreux
aspects paradoxaux de la carrière de Dulles.
Dulles entra dans
la diplomatie après l’université et au poste de délégué du Département d’Etat à
la Conférence de Paix de Paris en 1919, laquelle mettait formellement fin à la
Première Guerre Mondiale. Le Traité de Versailles qui fut le résultat de cette
conférence comprenait une clause rendant illégal le fait de vendre des armes à
l’Allemagne. Ceci déplut fortement à la puissante famille DuPont qui fit
pression sur les délégués pour qu’ils y aménagent une porte de sortie. Ce fut
Allen Dulles qui leur donna finalement l’assurance qu’ils recherchaient qu’on « fermerait
les yeux » sur leurs transactions avec l’Allemagne.
Dulles resta un
diplomate durant le début des années 1920, passant une partie de son temps à
Berlin. Cependant, il quitta le service du gouvernement en 1926 pour les plus
vertes pâtures des affaires privées, devenant un avocat de Wall Street dans la
même société que son frère aîné, John Foster Dulles.
Au milieu des
années 1920, l’Allemagne commençait à se relever des conséquences de la guerre
et de l’effondrement économique qui avait suivi, et les grandes entreprises
industrielles allemandes étaient des opportunités d’investissement tentantes
pour les riches Américains. W.A. Harriman & Co., fondée par Averell
Harriman (fils du magnat des chemins de fer E.H. Harriman) et George Herbert
Walker, avaient ouvert la voie à l’investissement américain vers les sociétés
allemandes et créé une filiale à Berlin dès 1922, alors que le chaos régnait
encore en Allemagne. A cette époque, Averell Harriman voyageait en Europe et
prit contact avec la puissante famille des magnats de l’acier Thyssen. Cela
allait déboucher sur un partenariat durable et fatidique.
Hitler
et son financier Fritz Thyssen
Les activités de
Thyssen dans l’acier avaient énormément souffert de la défaite de l’Allemagne,
et le vieil August Thyssen avait décidé de se prémunir contre de futurs revers
en créant un système de banques privées. Il en fonda une à Berlin et une autre
dans la ville de Rotterdam aux Pays-Bas. A la suite de la visite de Harriman,
une troisième banque s’ajouta au réseau, l’Union Banking Corporation, fondée à
New York en 1924 avec George Herbert Walker comme président. Posséder leur
propre réseau bancaire permettait aux Thyssen de transférer facilement leurs
avoirs, blanchir leur argent, dissimuler des profits et échapper à l’impôt.
En 1926, les
affaires de W.A. Harriman allaient si bien que Walker offrit à son gendre,
Prescott Bush, d’en être un vice-président. En 1931, W.A. Harriman fusionna
avec une société Britannique pour créer Brown Brothers, Harriman (BBH), et
Prescott Bush en devint un partenaire principal. Au cours des années 1930,
Brown Brothers, Harriman, allait de plus en plus orienter les investissements
de ses clients vers des sociétés allemandes. La famille Rockefeller figurait
parmi les clients les plus éminents, et Standard Oil développa des liens
particulièrement étroits avec le géant de la chimie I.G. Farben.
C’est dans cette
atmosphère grisante d’investissements importants et de manipulation financière
qu’Allen Dulles infiltra quand il rejoignit la société de Sullivan et Cromwell
en 1926. Il allait devenir l’avocat de la banque Thyssen à Rotterdam et
représenter également d’autres sociétés allemandes, y compris I.G. Farben.
Cependant, il y
avait un serpent dans cet éden pour hommes d’affaires, et son nom était Adolf
Hitler. Le fils et successeur d’August Thyssen, Fritz Thyssen, était un
partisan enthousiaste d’Hitler et finançait le parti Nazi depuis 1923. D’autres
industriels allemands faisaient de même. Il est difficile de dire à quel point
les investisseurs américains partageaient l’enthousiasme de Thyssen, bien qu’il
semble probable que la plupart étaient moins animés par l’idéologie que par la
perspective qu’Hitler serait un bon choix pour leurs affaires. De toute façon,
le résultat fut que beaucoup de riches et puissants Américains allaient
soutenir un régime qui finirait par devenir l’ennemi de leur propre nation, et
allaient investir dans les mêmes entreprises qui constitueraient le noyau de la
machine de guerre de ce régime.
Au début de 1933,
les deux frères Dulles assistèrent à une réunion en Allemagne au cours de
laquelle des industriels allemands se mirent d’accord pour favoriser
l’accession au pouvoir d’Hitler en échange de sa promesse de briser les
syndicats allemands. Quelques mois plus tard, John Foster Dulles négociait un
accord avec le ministre de l’économie d’Hitler (Hjalmar Schacht) selon lequel
tout le commerce allemand avec les Etats-Unis serait coordonné par l’intermédiaire
d’un consortium dirigé par le cousin d’Averell Harriman. Avec les Nazis qui
insufflaient un climat favorables aux affaires, les profits de Thyssen et
d’autres entreprises s’envolèrent, et l’Union Banking Corporation devint
progressivement une machine de blanchiment de l’argent Nazi. En 1934, George
Herbert Walker plaça Prescott Bush au conseil d’administration de l’Union Bank,
et Mrs Bush et Harriman commencèrent à utiliser la banque comme base d’un
système complexe et trompeur de participations de sociétés gérées par une
holding.
La compagnie
maritime Hamburg-Amerika shipping line, que Harriman et Walker contrôlaient
depuis 1920, était particulièrement
impliquée dans le fonctionnement du système Nazi. En 1934, une enquête du
Congrès révélait qu’elle était devenue une façade pour les opérations
d’espionnage, de propagande et de corruption de l’I.G. Farben pour le compte du
gouvernement allemand. Plutôt que de conseiller à Walker et Harriman de se
séparer de ces actifs douteux, Prescott Bush recruta Allen Dulles pour les
dissimuler. A partir de 1937, les frères Dulles allaient aider Bush et Harriman
dans la dissimulation de leurs relations avec les entreprises nazies. Ils ont fourni
les mêmes services à d’autres, comme les Rockefeller.
Il va sans dire
que Harriman, Walker, Bush et Dulles étaient moralement impliqués par leurs
relations avec les entreprises allemandes comme Thyssen et I.G. Farben, étant
donné que tous deux finançaient et profitaient des crimes contre l’humanité
d’Hitler.
Cependant, toute
leur entreprise était également corrompue dans un sens plus subtil, car elle
reposait sur la base d’une supercherie financière à une échelle sans précédent.
Cela aurait été le cas même si Hitler n’avait jamais accédé au pouvoir. La
réelle signification d’introduire les Nazis dans l’équation consistait à
augmenter les enjeux, en augmentant les gains potentiels pour les participants
et en les obligeant à concevoir des schémas de plus en plus complexes pour
dissimuler leurs abus.
Le gouvernement
américain n’était pas le seul objet de ces dissimulations. A la fin des années
1930, Fritz Thyssen, inquiet de l’impact économique de la guerre prochaine,
commença à dissimuler ses avoirs. Il en plaça une bonne partie au nom de
parents éloignés aux Pays-Bas et transféra de grosses sommes en liquide par la
banque familiale de Rotterdam et de là vers l’Union Banking Corporation à New
York. Il fut aidé en cela par Prescott Bush, George Herbert Walker et Allen
Dulles.
Thyssen n’était
pas le seul Allemand qui ressentait à ce moment là, la nécessité de protéger
ses richesses de l’orage qui se préparait. Ma meilleure amie au lycée était la
petite-fille de réfugiés juifs allemands, et elle me racontait avec délice
comment ses grands-parents avaient prudemment confié leurs biens aux mains de
divers amis non-juifs avant de fuir l’Europe et puis de retourner après la
guerre pour les récupérer. Mais Thyssen n’était pas une douce grand-mère juive,
et ses machinations et celles de ses amis américains s’apparentaient davantage
à de la trahison envers leurs nations respectives.
Après que
l’attaque sur Pearl Harbor en 1941 ait précipité les Etats-Unis dans la guerre,
l’étroite association de tant d’industriels les plus importants avec des
entreprises allemandes commença à les rattraper. Par exemple, on découvrit que
Standard Oil s’était associée dans un cartel avec I.G. Farben pour produire du
caoutchouc artificiel et du carburant à partir du charbon pour les Nazis. Ils
avaient renouvelé cet accord même après que la guerre ait éclaté en Europe en
1939 et avaient fourni certains brevets aux Allemands tout en les dissimulant à
la marine américaine et à l’industrie américaine.
John D.
Rockefeller Jr, le principal actionnaire de Standard Oil, prétendit qu’il
n’était pas au courant du fonctionnement au jour le jour, laissant le blâme
retomber entièrement sur le président de la société, William S. Farish. Farish
– dont la fille était mariée au neveu d’Averell Harriman – plaida « non
coupable » des accusations de complot criminel en mars 1942 et accepta de
rendre le brevet disponible aux Etats-Unis. Cependant, de nouvelles révélations
ne cessaient d’émerger, et Farish fut amené à témoigner à de nombreuses
reprises devant une commission d’enquête au Sénat sur la défense nationale. Sa
santé étant mise à rude épreuve par les interrogatoires de plus en plus hostiles,
il s’effondra victime d’une crise cardiaque et mourut en novembre 1942.
Au même moment, en
octobre 1942, Prescott Bush fut chargé de diriger les sociétés-écran nazies, et
toutes les actions de l’Union Banking Corporation furent saisies par le
Conservateur de la Propriété étrangère. Le système complexe de sociétés holding
que Bush et Harriman avaient créé en association avec la banque commença
également à se démêler. L’avenir se présentait sous de sombres auspices pour le
vieux gang. C’est alors qu’Allen Dulles accomplit un miracle.
A suivre … un jour
… lorsque j’aurai compris comment leur truc a fonctionné)
Cory Panshin - Mars 2005 –
traduction Patrick
T. rev Isabelle
Précédemment: Les Armées de la Réaction
A suivre : Allen Dulles, les Nazis, et
la CIA, Part II
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