17 janvier 2014
Tomjo
Nous avons interviewé Edward Snowden, le jeune
informaticien reclus en Russie pour ses révélations sur les programmes
d’espionnage américains. Il nous explique les raisons qui l’ont poussé à fuir
son job et « balancer » son ancien employeur.
Du fait de sa connaissance des outils de contrôle, nous l’avons questionné à propos de la politique numérique lilloise : la banalisation des moyens de surveillance, Internet des objets ou capteurs, attaqueraient notre libre arbitre.
Pour lui, des parallèles doivent être faits entre la lutte contre le terrorisme, les mesures contre la « crise », et l’action des écologistes dans la mise au pas des populations.
Pour preuves, Edward Snowden nous rend compte des écoutes d’Euratechnologies, Sandrine Rousseau ou Éric Quiquet. Révélations.
Bonjour Edward, c’est un
honneur de vous rencontrer, vous avez pris des risques énormes.
Vous savez, je n’ai fait que
ce qui devait être fait. Je ne suis pas un héros, juste un déserteur. Le « système », comme on dit, qu’il soit
économique ou policier, tient pour une part sur des gens qui ne font que leur
travail. Des gens qui ne font que mettre au point des alliages de
métaux qui deviendront plus tard des engins atomiques ; qui ne font qu’un
morceau d’algorithme qui analysera les conversations privées de la
planète.
Personne ne se sent
responsable de rien. Or l’histoire du XX° siècle a montré que cette division
des tâches, ce morcellement du travail peut conduire à des horreurs sans que
personne ou presque n’en réalise la portée. Moi, je ne pouvais plus participer
à la barbarie. Pour en faire l’expérience, je sais bien que tout le monde ne
peut déserter facilement. Mais
faire « fuiter » des informations, c’est déjà refuser d’être un
rouage. C’est déjà subvertir cette machinerie inhumaine qu’est la bureaucratie.
Et
ce qui est possible à la NSA l’est d’autant plus à Lille métropole.
Justement, on nous a dit que
vous étiez intéressé par cette « carte de vie quotidienne » qui
arrive à Lille pour enregistrer déplacements, achats, loisirs. Qu’est-ce que vous en pensez ?
En effet, c’est préoccupant pour un analyste comme moi
qui a travaillé à la NSA. Vos élus, des Verts je crois, vous ont toujours dit
« Ne vous inquiétez pas, il n’y aura pas de recoupement entre les
identifiants et l’état civil, on ne va pas suivre les gens à la trace, on a mis
des garde-fous techniques et juridiques, il n’y pas à s’inquiéter »,
c’est faux ! C’est faux pour deux raisons au moins, et mes révélations le
prouvent.
La première est simple : ce qui est techniquement
possible et politiquement nécessaire sera fait. Si vous avez les capacités
d’écouter quelqu’un, vous finirez par le faire. Pour nous à la NSA,
écouter est d’une simplicité incroyable. Un bouton à activer, un tampon sur un bordereau, et
hop ! Des collègues ont même écouté leur femme ou leur petit ami.
Notre agence a pris des initiatives, on va dire...
« extra-légales », parce que nous avions décidé que c’était
nécessaire : « Pour retrouver une aiguille dans une botte de foin, s’est
défendu Obama, il faut scanner toute la botte de foin. » Voilà
un rêve policier qui ne connaîtra pas de restrictions.
Voyez l’écoute d’Angela
Merkel ou du Quai d’Orsay. C’est
interdit, on est d’accord. Mais les intérêts économiques ou
géopolitiques des États-Unis seront toujours plus forts que des considérations
morales ou juridiques. Il n’y aura jamais de garde-fous, une technologie est
faite pour être utilisée. Les gens qui affirment le contraire sont des menteurs
ou des naïfs.
Je l’ai déjà dit : les restrictions aux écoutes
sont politiques et non techniques, elles peuvent changer à tout moment. Avec
la carte Pass-Pass dans les transports en commun, ou votre future « carte
de vie quotidienne », c’est pareil. Le jour où la métropole, les
grandes surfaces, la police ou l’entreprise de transports a besoin de savoir
qui travaille où, consomme quoi, se déplace à quel moment pour y faire quoi,
etc, ils le feront. De toutes façons, c’est déjà leur projet. En matière de
respect des individus, les lignes rouges qu’on veut bien se donner finissent
toujours par être franchies.
La seconde raison, et la
plus importante, c’est que transformer les gens en numéros dissout toute
humanité dans un stock, une quantité, une abstraction que l’on traite sans
empathie aucune. Je vais prendre un exemple extrême : les camps de
concentration.
Quand IBM accole un numéro
aux juifs, aux communistes, aux tziganes, aux homosexuels, ils ne font que
gérer des stocks de numéros. Un camp, c’est des milliers de numéros qui entrent
et qui ’’sortent’’ – qu’il faut gérer. Cette logistique complexe est permise
justement par les identifiants numériques et les machines à calculer.
Ces techniques permettent le
traitement de grands nombres en même temps qu’elles déresponsabilisent les
fonctionnaires. Il faut se battre contre ça et contre ceux qui s’en félicitent.
Mais aujourd’hui, on fait quoi avec cette mise en
fiches des populations ?
Analyser le comportement des masses permet de
transformer le comportement des masses : on peut « inciter » à
acheter telle ou telle chose, avoir tel ou tel loisir, respecter telle ou telle
règle qu’on a « insufflée ». Nos comportements sont leur matière
première.
Analyser les déplacements ou les achats permet de
sonder à son insu l’opinion d’une masse et l’inciter à adopter les bons gestes.
On peut prévoir des révoltes, des épidémies ou des délits comme on peut vous
faire acheter ce dont vous n’avez pas besoin. C’est la puissance du
« Big Data », cette masse d’informations numériques qui n’a pas fini
d’augmenter.
Que pensez-vous des
activités d’Euratechnologies par exemple ? C’est à Lille...
Oui, je connais bien. La « cathédrale des nouvelles
technologies », c’est comme ça que l’appelle votre maire,
Mme Aubry...
Oui c’est ça, la nouvelle
dévotion.
Hé bien, le travail que les
entreprises d’Euratechnologies mènent avec des grandes surfaces ou la mairie
illustre ce que je viens de dire. Quand elles cartographient les déplacements
des métropolitains via leur smartphone ou qu’elles analysent les parcours des
clients à partir de la vidéo-surveillance, quand elles installent des caisses
biométriques à Auchan ou contrôlent la consommation d’électricité des ménages,
ces entreprises se substituent à votre libre arbitre.
Et vous n’aurez pas la
possibilité de refuser, c’est une question de relance de l’économie. Faut pas
oublier qu’Euratechnologies est la meilleure retombée de Lille 2004. Les élus y
mettent tous leurs espoirs pour réamorcer la pompe du développement local.
Ce n’est pas un hasard s’ils viennent d’accueillir la
Compagnie européenne d’intelligence stratégique. Cette boîte dirigée par un
général, un ancien ingénieur de la Délégation générale à l’armement, des
anciens des services de renseignement comme la DST prouve que l’économie est
une guerre. Au sens propre.
Ce qui me choque le plus,
c’est que tous ces salariés d’Euratechnologies, qui ont pourtant fait des
études, qui ont lu les Lumières, qui connaissent l’histoire de France et de la
Résistance, soient à ce point soumis. Pas un n’a jamais ne serait-ce que
« balancé » une info. Pourtant ils lisent votre site – je le sais,
j’ai les relevés. Mais la plupart ne se pose aucune question. Ils obéissent.
Ils pensent qu’ils ne font que trouver des solutions techniques.
Et vous avez lu ce livre,
L’Enfer Vert ?
Oui bien sûr, et c’est excellent. Je
l’ai lu avant même qu’il sorte, on l’avait « aspiré » depuis la NSA. On en avait même eu un résumé avant qu’il soit écrit.
Wouah !
Oh c’est pas grand chose, juste de bons algorithmes
d’analyse des comportements. Ce que je peux dire de ce bouquin, c’est qu’un
parallèle peut être fait entre l’écologie et la lutte contre le terrorisme que
je connais bien. Que ce soit la gestion d’accidents industriels type AZF ou
Fukushima, ou que ce soit face aux catastrophes environnementales, biologiques,
climatiques, les écologistes ne font qu’utiliser des mesures de rétorsion
administrative et technique.
Prenez cette histoire d’écotaxe qui a entraîné la
manifestation des bonnets rouges en Bretagne. Quelles que soient les raisons
des manifestants, on voit que la solution des écologistes en matière de lutte
contre le réchauffement climatique, c’est de mettre des balises GPS sur les
camions pour contrôler les kilomètres parcourus, de truffer les routes de
mouchards, et de faire payer les gens pour un développement qui nécessite
toujours plus de transports, pour consommer des produits toujours plus chers et
moins bons. Leur truc marche sur la tête.
Face au terrorisme, c’est pareil – à la différence que
le terrorisme ne fait aucun mort comparé aux accidents de la route ou au
cancer. Les États développés ne lâcheront pas leurs positions en Afrique ou au
Moyen-Orient. Question de ressources. Dans ce chaos industriel qui crée des
désœuvrés, des fanatiques ou des révoltés, ils ne peuvent que multiplier ces
mesures de rétorsion et de surveillance pour sauver leurs intérêts, leur modèle
de développement. Face aux catastrophes environnementales ou au
terrorisme, la logique c’est :
- effacer les responsabilités des industriels
et des États,
- ressouder la communauté face au péril
intérieur ou extérieur, pour
- faire accepter les mesures de contrôle
qu’on prend contre elle.
C’est un projet cynique,
vous ne trouvez pas ? On ne vous traite jamais de paranoïaque ?
Moi, parano ? Avec ce
que je viens de balancer et ce qui les attend, ça va être compliqué de me
traiter comme ça.
Oui, c’est vrai, ils
auraient l’air un peu con.
Faut pas prendre les gens au
pouvoir pour ce qu’ils ne sont pas. Prenez Sandrine Rousseau, votre élue verte
à la Recherche régionale, c’est une nana très intelligente. Ancienne militante
écolo, syndicaliste, chercheuse en économie, depuis qu’elle est élue elle parle
couramment le notable. Elle annonce ce qu’elle fait : mettre la recherche
au service des entreprises.
Vous connaissez les Ateliers
de l’innovation et du co-design, Adicode, dans le quartier de Bois
Blancs ? Des ingénieurs de l’université catholique et de Lille 1 vont
bosser ensemble à Euratechnologies sur l’Internet des objets, la ville ubiquitaire,
la maison intelligente – bref, l’extension de la société de contrôle.
On leur a même construit un bâtiment spécial,
l’Urbawood, à la fois High Tech et 100 % bois – tout un symbole de l’enfer
vert, non ?
À ce propos, Sandrine
Rousseau nous dit :
« Il est fondamental
aujourd’hui de soutenir une recherche qui mise pleinement sur l’intelligence
collective et la transdisciplinarité, où les sciences humaines et sociales sont
étroitement impliquées. C’est une voie nouvelle à développer pour une recherche
créatrice de valeur, d’emplois et d’innovation, bénéfique pour notre
développement. » [1]
C’est du Fioraso dans le texte. En quoi les sciences
sociales, dont on prétend qu’elles sont « molles », ont un rôle à
jouer ? Elles permettent de comprendre puis de modifier les
habitudes des gens pour qu’ils s’adaptent à leur nouvel environnement ou qu’ils
achètent ce qu’on leur vend.
C’est la « sociologie
des usages » que relaie « l’ingénierie sociale ». Du marketing. Sandrine Rousseau n’est pas cynique,
elle fait son job, elle est intelligente. Avec des collègues de l’Agence, on a
mis son téléphone sur écoute. On l’a entendu pendant une conférence
sur la valorisation économique de la sociologie, de l’anthropologie ou du
droit.
Mais, vous écoutez tout le monde ?
Le plus possible en tout cas. Mieux vous connaissez un
environnement, et plus vous pouvez agir dessus pour garder l’avantage. Sandrine
Rousseau ne dira pas le contraire : « Ce qui est important,
c’est de travailler sur les changements de comportement, expliquait-elle. Par
exemple, notre région est la première en Europe en matière de ferroviaire. Sauf
qu’il n’y a aucun chercheur sur les changements de comportement.
Le tramway de Valenciennes a
coûté 100 millions d’euros, or il y a toujours autant de gens qui prennent leur
voiture. C’est une impasse, même en terme de marché économique. Idem avec la
Troisième Révolution Industrielle.
Il existe un effet rebond des technologies, par exemple en termes d’efficacité énergétique des logements, mais si les gens ne modifient pas leurs comportements, c’est de l’argent jeté par les fenêtres. Il y a un besoin d’accompagnement en termes de ’’SHS’’ ». Elle dit « SHS » pour sciences humaines et sociales, comme d’autres disent « NTIC » ou « SS2I », c’est la marque des technocrates.
Pour Mme Rousseau, l’humain c’est de la
pâte-à-modeler. Il faut pétrir les mentalités, les comportements, les adapter à
la machine sociale. Pour revenir à notre discussion de départ, on voit qu’au
rang des techniques de contrôle, les sciences humaines aident à prendre les
mesures qui contraindront la société aux nécessités économiques et écologiques.
Facebook, Prism ou Sandrine Rousseau, c’est le même autoritarisme. D’ailleurs,
sciences humaines et « Big data » fusionnent déjà. Les chercheurs devront
bosser de plus en plus avec ces opérateurs de la ville intelligente qui
enregistrent des milliards d’informations sur notre mode de vie. C’est pour ça
que les sociologues se mettent aux Internet studies, Web Science ou Digital
Humanities. En ce moment, des sociologues et des informaticiens du
projet ANR-Algopol travaillent avec Facebook pour « faire parler »
les données brutes. Mais les « données brutes », c’est nous !
Alors ils craignent que la méfiance vis-à-vis de ces technologies ne remette en
cause leur accès aux statistiques. [2] Nous
sommes leur matière première, ne l’oublions pas.
Et Éric Quiquet, juste par
curiosité, vous avez des infos sur lui ?
Attendez voir... [il
consulte son fichier] Oui, j’ai plein de choses, ses photos de vacances, ses
achats de noël, l’heure à laquelle il prend sa douche... Tiens, ça peut vous
intéresser, j’ai un compte-rendu de conversation téléphonique qui date de
l’époque où il était étudiant. Il disait qu’un jour il ferait de la politique,
et peu importe le parti ! C’est un mec de pouvoir, il vit pour ça. Mais je
ne peux pas tout révéler, j’ai déjà la CIA sur le dos, si en plus la police
municipale de Lille est à mes trousses...
Propos presque recueillis
par Tomjo Lille - La Brique, 3 Janvier 2014.
[1] Dossier de presse Adicaode-Euratechnologies, non
daté.
[2] « Les sciences sociales et les données
indiscrètes du web », Le Monde, 17 décembre 2013.
URL de cet article 24034
http://www.legrandsoir.info/interview-exclusive-d-edward-snowden.html
http://www.legrandsoir.info/interview-exclusive-d-edward-snowden.html
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