14 juillet par Anne Charlotte Waryn , Beate
Bader , Clemens Fuest , Eric Toussaint
C’est officiel : la Grèce reste dans la zone
euro. En tout cas, pour l’instant. L’accord a été négocié le « pistolet
sur la tempe » selon des négociateurs grecs, au terme d’un marathon de
dix-sept heures de discussions, dans la nuit de dimanche à lundi. Partisans
de l’orthodoxie allemande, ou porte-parole d’une plus grande souplesse, la
crise grecque divise les idéologues de l’économie. ARTE Info a interviewé deux
économistes aux positions radicalement opposées, pour mieux comprendre ce qui
les sépare.
Le premier ministre Alexis
Tsipras a avalé les réformes drastiques comme autant de couleuvres, pour
obtenir l’argent frais qui fait aujourd’hui cruellement défaut à son pays, au
bord de la faillite. Et ce, malgré le référendum du peuple grec, qui avait opté
à plus de 60% contre le premier programme de réformes. Sur Twitter, l’accord a été dénoncé comme
un « coup d’Etat », sous le hashtag #Thisisacoup. Même des prix Nobel d’économie se sont joints
à la mêlée. Joseph Stiglitz réclame de supprimer purement et simplement la dette de la
Grèce, estimée à 300 milliards d’euros. Et Paul Krugman se fend d’une
tribune dans le New York Times pour clouer l’austérité au
pilori. Le couple franco-allemand
affiche son unité sur la question. Mais dans les faits, les orientations
économiques et la lecture politique de la crise par les deux pays semblent
difficilement conciliables.
Un accord conclu le « pistolet sur la
tempe »
Athènes s’engage maintenant à appliquer ce qu’elle combattait jusque-là avec
force : une réforme
du système de retraites, une hausse de la TVA et de la fiscalité, la
« modernisation » du marché du travail, et, surtout la mise en place
d’une tutelle de la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire
international, Banque centrale européenne), de retour sur le sol grec pour « guider »
le pays sur la voie de la vertu budgétaire. L’Europe contraint la Grèce à
« normaliser » ses relations avec les institutions europénnes. Une
manière de mater la rébellion. Nouveauté de ce programme d’aide, qui devrait
débloquer 82 à 86 milliards d’euros pour les trois prochaines années : le
gouvernement d’Alexis Tsipras doit mettre en oeuvre un programme de privatisation pour dégager 50 milliards d’euros.
Orthodoxie vs. souplesse
Clemens
Fuest, président du Centre de recherches économiques européennes de
Mannheim, et futur directeur de l’Institut de recherche économique de Munich,
prône le Grexit, soit la sortie de la Grèce de la zone euro, comme seule
solution aux troubles européens. Eric Toussaint,
membre d’Attac et porte-parole du réseau international du comité pour
l’annulation de la dette du Tiers-Monde, opte, lui, pour l’annulation de la
dette, et a d’ailleurs mené l’audit sur la dette grecque commandé par Syriza.
Confrontation indirecte entre Clemens Fuest et Eric
Toussaint.
Que pensez-vous de cet
accord ?
Clemens Fuest : « Je ne
pense pas que ce soit la solution. Fondamentalement, je pense qu’il est positif
que l’Union européenne décide d’arrêter d’octroyer des prêts ou des programmes
d’aide sans conditions. Ou de sévir lorsque ces conditions ne sont pas prises
au sérieux. Néanmoins, je ne suis pas convaincu que cet accord fonctionne,
parce que nous essayons déjà depuis 5 ans de rénover la Grèce de cette façon,
et nous avons vu à quel échec cela a abouti. Le cœur du problème, c’est que ces
programmes de réforme ne fonctionnent que si les peuples et les gouvernements
se les approprient et les mènent à terme. En Grèce, vous avez maintenant
l’impression que tout cela a été imposé de l’extérieur. La population a en
effet exprimé son rejet de ces réformes lors du référendum, et à ce moment, les
conditions allaient beaucoup moins loin que celles qui sont devenues
nécessaires dans le cadre d’un programme d’aide de trois ans. »
Eric Toussaint :
« C’est un accord tout à fait funeste, à la fois pour la Grèce et pour l’Europe,
dans la mesure où c’est la poursuite d’une austérité et de réformes
néo-libérales qui génèrent une violation de droits humains fondamentaux :
droit à un salaire décent, à une retraite, à une éducation de qualité. Et ce,
sans pour autant aboutir à une amélioration de la situation économique !
C’est contraire, pour moi, aux intérêts de tous les peuples d’Europe car ce qui
est imposé à la Grèce est évidemment une menace et un moyen de chantage afin
que tous ces pays acceptent qu’il n’y ait pas la moindre possibilité de tourner
le dos à l’austérité. Même
quand par les urnes, comme avec le référendum, une majorité s’exprime pour une
telle option. »
L’accord scelle-t-il la fin des négociations sur la
dette grecque pour les trois prochaines années ?
C.F. : « Non, dans
quelques mois, voire dans quelques semaines, on se rendra compte que la Grèce
ne veut pas mettre en œuvre les réformes. Et nous serons face à de nouvelles
difficultés et à de nouveaux conflits. Le Grexit restera un sujet. Aujourd’hui, la discussion
est devenue hors de contrôle. Je trouve cela très étonnant que l’on parle
de coup d’Etat, alors que la Grèce jette toutes les règles par-dessus bord sous
prétexte de démocratie. Lorsque
l’Europe du Nord s’oppose aux propositions d’Athènes, c’est aussi une question
de démocratie. »
E.T. : « Admettons que le Parlement grec
adopte cet accord et que les Parlements des autres pays le votent également. Il
y a une chose absolument claire : les objectifs en termes d’excédent
budgétaire primaire (soit le solde des comptes du pays, avant le paiement des
remboursements de la dette) sont impossibles à atteindre avec le type de
politique qui est pratiquée, à la demande des créanciers. Et
qu’est-ce qu’il va se passer ? Dans 6 ou 10 mois, les autorités
européennes diront à la Grèce : vous n’avez pas atteint ces objectifs, il
faut une nouvelle dose d’austérité. Or c’est cette austérité qui provoque
l’impossibilité d’atteindre l’excédent budgétaire. Et donc le dossier de la
dette reviendra sur la scène. »
Quelle est, selon vous, la solution à la dette
grecque ?
C.F. : « Selon moi, la solution est un
allègement de la dette grecque, mais relié à une sortie de la Grèce de l’union
monétaire. Ce n’est pas ce qui avait été voulu en créant la zone euro.
Mais aujourd’hui, l’Union européenne est totalement disproportionnée :
sortir ce petit pays de la zone euro n’est pas un échec. Il faut cesser ce
déséquilibre dans la politique européenne, et opter pour le moindre mal, en
évitant de condamner la Grèce à une stagnation permanente. »
E.T. : « Quand on
n’arrive pas à un accord, il revient notamment à la partie qui est lésée
d’opposer des actes souverains d’autodéfense. Pour moi, la Grèce devrait
suspendre le paiement de sa dette. Le pays pourrait ensuite créer une monnaie
parallèle et électronique, en restant dans la zone euro, afin de pallier au
manque d’euros à disposition de la population grecque. L’Etat pourrait verser
une partie des retraites, des salaires sous forme de monnaie électronique,
permettant à la population d’utiliser cette monnaie pour payer les factures
d’électricité, d’eau, les transports publics… Cela pourrait aussi servir dans
le commerce pour acheter les biens de base. Ce genre de monnaie complémentaire
a déjà été utilisé par l’Etat de Californie, il y a quelques années, par
l’Argentine en 2002-2003, et plus récemment par l’Equateur. »
Quel est l’état de la relation
franco-allemande au sortir de ces semaines de discussion ? François
Hollande et Angela Merkel ont semblé incarner chacun une ligne très différente
…
C.F. : « Je crois qu’il
en ressort quelque chose de plutôt positif. Nous avons ici un conflit latent
entre l’Allemagne et la France, ou peut-être entre le gouvernement allemand
actuel et le gouvernement français. Bien sûr, vous ne pouvez pas comparer la
France à la Grèce, mais François Hollande est également tenu par ses propres
promesses. Pour lui, il est possible de relancer l’économie française sans
réformes et avec plus de dettes. Sans surprise, il a, lui aussi échoué. Donc,
il y a en termes de gouvernance de base, des désaccords entre la France et
l’Allemagne. Et je crois qu’il était important que ce sujet soit débattu entre
de « bons amis ». Il est plus productif d’affronter ses différends
que de s’opposer jusqu’au point de rupture. »
E.T : « Les comportements
de François Hollande et d’Angela Merkel ressemblent, pour moi, aux
comportements du « bon flic » et du « mauvais flic’ dans un film
noir. C’est l’équipe de François Hollande qui a rédigé la proposition grecque.
C’est le bon flic qui a une discussion avec l’accusé et qui lui dit :
« Ecoute, il faut vraiment que tu signes ta déposition, ça va aller, tu
vas t’en sortir. » Et puis qui l’amène ensuite chez des collègues et passe
à une autre type de politique. De ce point de vue-là, le couple franco-allemand
a fonctionné, puisqu’il y a un arrangement pour arriver à un objectif, il y a
une distribution des tâches pour imposer à un petit pays des mesures tout à
fait contraire à ses droits. »
Les députés de Syriza sont-ils
prêts à voter l’accord ?
C.F. : « Alexis Tsipras a promis des choses à Athènes qui ne seront pas respectées. Il a promis que le reste de l’Europe financera le niveau de vie en Grèce, auquel le pays, seul, ne peut plus subvenir. Il a promis à ses compatriotes que les Européens accepteraient ces conditions, et sans surprise, cela n’a pas été le cas. Maintenant, le Premier ministre grec a un problème. Mais je suppose que le Parlement grec adoptera l’accord qui est clair : la Grèce doit s’engager à mener ces réformes à bien en étant guidée dans ce processus. En échange, elle obtient, de l’argent frais. »
E.T. : « Une majorité
des députés de Syriza sont, dans leur foi intérieure, contre cet accord. Mais
il est possible qu’une majorité vote par discipline cet accord à contrecœur.
Mais cela va produire des fissures graves au sein de Syriza. Le peuple grec, le
gouvernement grec, le Parlement grec sortent perdants parce que Syriza a été
élu en disant : « Nous n’accepterons plus de devoir adopter des lois
en 24h ou en 48h sans possibilité d’amendement ». Et Alexis Tsipras rentre
aujourd’hui à Athènes avec un accord qui implique qu’en 48h le Parlement va
devoir se prononcer, sachant que s’il votre contre, on va fermer la liquidité
des banques, donc c’est du chantage, et que s’il amende le texte, plusieurs
autres Parlements ne ratifieront pas l’accord. Ce que Alexis Tsipras et le
peuple voulaient, à savoir le retour à la démocratie pleine et entière, ne sera
pas respecté ni sur le fond ni sur la forme. »
Propos recueillis par Anne Charlotte Waryn et Beate
Bader.
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