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Thursday, July 16, 2015

CADTM -- La crise grecque révèle la fracture franco-allemande


14 juillet par Anne Charlotte Waryn , Beate Bader , Clemens Fuest , Eric Toussaint




C’est officiel : la Grèce reste dans la zone euro. En tout cas, pour l’instant. L’accord a été négocié le « pistolet sur la tempe » selon des négociateurs grecs, au terme d’un marathon de dix-sept heures de discussions, dans la nuit de dimanche à lundi. Partisans de l’orthodoxie allemande, ou porte-parole d’une plus grande souplesse, la crise grecque divise les idéologues de l’économie. ARTE Info a interviewé deux économistes aux positions radicalement opposées, pour mieux comprendre ce qui les sépare.

Le premier ministre Alexis Tsipras a avalé les réformes drastiques comme autant de couleuvres, pour obtenir l’argent frais qui fait aujourd’hui cruellement défaut à son pays, au bord de la faillite. Et ce, malgré le référendum du peuple grec, qui avait opté à plus de 60% contre le premier programme de réformes. Sur Twitter, l’accord a été dénoncé comme un « coup d’Etat », sous le hashtag #Thisisacoup. Même des prix Nobel d’économie se sont joints à la mêlée. Joseph Stiglitz réclame de supprimer purement et simplement la dette de la Grèce, estimée à 300 milliards d’euros. Et Paul Krugman se fend d’une tribune dans le New York Times pour clouer l’austérité au pilori. Le couple franco-allemand affiche son unité sur la question. Mais dans les faits, les orientations économiques et la lecture politique de la crise par les deux pays semblent difficilement conciliables.

Un accord conclu le « pistolet sur la tempe »

Athènes s’engage maintenant à appliquer ce qu’elle combattait jusque-là avec force : une réforme du système de retraites, une hausse de la TVA et de la fiscalité, la « modernisation » du marché du travail, et, surtout la mise en place d’une tutelle de la troïka (Commission européenne, Fonds monétaire internationalBanque centrale européenne), de retour sur le sol grec pour « guider » le pays sur la voie de la vertu budgétaire. L’Europe contraint la Grèce à « normaliser » ses relations avec les institutions europénnes. Une manière de mater la rébellion. Nouveauté de ce programme d’aide, qui devrait débloquer 82 à 86 milliards d’euros pour les trois prochaines années : le gouvernement d’Alexis Tsipras doit mettre en oeuvre un programme de privatisation pour dégager 50 milliards d’euros.

Orthodoxie vs. souplesse

Clemens Fuest, président du Centre de recherches économiques européennes de Mannheim, et futur directeur de l’Institut de recherche économique de Munich, prône le Grexit, soit la sortie de la Grèce de la zone euro, comme seule solution aux troubles européens. Eric Toussaint, membre d’Attac et porte-parole du réseau international du comité pour l’annulation de la dette du Tiers-Monde, opte, lui, pour l’annulation de la dette, et a d’ailleurs mené l’audit sur la dette grecque commandé par Syriza.

Confrontation indirecte entre Clemens Fuest et Eric Toussaint.

Que pensez-vous de cet accord ?

Clemens Fuest : « Je ne pense pas que ce soit la solution. Fondamentalement, je pense qu’il est positif que l’Union européenne décide d’arrêter d’octroyer des prêts ou des programmes d’aide sans conditions. Ou de sévir lorsque ces conditions ne sont pas prises au sérieux. Néanmoins, je ne suis pas convaincu que cet accord fonctionne, parce que nous essayons déjà depuis 5 ans de rénover la Grèce de cette façon, et nous avons vu à quel échec cela a abouti. Le cœur du problème, c’est que ces programmes de réforme ne fonctionnent que si les peuples et les gouvernements se les approprient et les mènent à terme. En Grèce, vous avez maintenant l’impression que tout cela a été imposé de l’extérieur. La population a en effet exprimé son rejet de ces réformes lors du référendum, et à ce moment, les conditions allaient beaucoup moins loin que celles qui sont devenues nécessaires dans le cadre d’un programme d’aide de trois ans. »

Eric Toussaint : « C’est un accord tout à fait funeste, à la fois pour la Grèce et pour l’Europe, dans la mesure où c’est la poursuite d’une austérité et de réformes néo-libérales qui génèrent une violation de droits humains fondamentaux : droit à un salaire décent, à une retraite, à une éducation de qualité. Et ce, sans pour autant aboutir à une amélioration de la situation économique ! C’est contraire, pour moi, aux intérêts de tous les peuples d’Europe car ce qui est imposé à la Grèce est évidemment une menace et un moyen de chantage afin que tous ces pays acceptent qu’il n’y ait pas la moindre possibilité de tourner le dos à l’austérité. Même quand par les urnes, comme avec le référendum, une majorité s’exprime pour une telle option. »

L’accord scelle-t-il la fin des négociations sur la dette grecque pour les trois prochaines années ?

C.F. : « Non, dans quelques mois, voire dans quelques semaines, on se rendra compte que la Grèce ne veut pas mettre en œuvre les réformes. Et nous serons face à de nouvelles difficultés et à de nouveaux conflits. Le Grexit restera un sujet. Aujourd’hui, la discussion est devenue hors de contrôle. Je trouve cela très étonnant que l’on parle de coup d’Etat, alors que la Grèce jette toutes les règles par-dessus bord sous prétexte de démocratie. Lorsque l’Europe du Nord s’oppose aux propositions d’Athènes, c’est aussi une question de démocratie. »

E.T. : « Admettons que le Parlement grec adopte cet accord et que les Parlements des autres pays le votent également. Il y a une chose absolument claire : les objectifs en termes d’excédent budgétaire primaire (soit le solde des comptes du pays, avant le paiement des remboursements de la dette) sont impossibles à atteindre avec le type de politique qui est pratiquée, à la demande des créanciers. Et qu’est-ce qu’il va se passer ? Dans 6 ou 10 mois, les autorités européennes diront à la Grèce : vous n’avez pas atteint ces objectifs, il faut une nouvelle dose d’austérité. Or c’est cette austérité qui provoque l’impossibilité d’atteindre l’excédent budgétaire. Et donc le dossier de la dette reviendra sur la scène. »

Quelle est, selon vous, la solution à la dette grecque ?

C.F. : « Selon moi, la solution est un allègement de la dette grecque, mais relié à une sortie de la Grèce de l’union monétaire. Ce n’est pas ce qui avait été voulu en créant la zone euro. Mais aujourd’hui, l’Union européenne est totalement disproportionnée : sortir ce petit pays de la zone euro n’est pas un échec. Il faut cesser ce déséquilibre dans la politique européenne, et opter pour le moindre mal, en évitant de condamner la Grèce à une stagnation permanente. »

E.T. : « Quand on n’arrive pas à un accord, il revient notamment à la partie qui est lésée d’opposer des actes souverains d’autodéfense. Pour moi, la Grèce devrait suspendre le paiement de sa dette. Le pays pourrait ensuite créer une monnaie parallèle et électronique, en restant dans la zone euro, afin de pallier au manque d’euros à disposition de la population grecque. L’Etat pourrait verser une partie des retraites, des salaires sous forme de monnaie électronique, permettant à la population d’utiliser cette monnaie pour payer les factures d’électricité, d’eau, les transports publics… Cela pourrait aussi servir dans le commerce pour acheter les biens de base. Ce genre de monnaie complémentaire a déjà été utilisé par l’Etat de Californie, il y a quelques années, par l’Argentine en 2002-2003, et plus récemment par l’Equateur. »

Quel est l’état de la relation franco-allemande au sortir de ces semaines de discussion ? François Hollande et Angela Merkel ont semblé incarner chacun une ligne très différente …

C.F. : « Je crois qu’il en ressort quelque chose de plutôt positif. Nous avons ici un conflit latent entre l’Allemagne et la France, ou peut-être entre le gouvernement allemand actuel et le gouvernement français. Bien sûr, vous ne pouvez pas comparer la France à la Grèce, mais François Hollande est également tenu par ses propres promesses. Pour lui, il est possible de relancer l’économie française sans réformes et avec plus de dettes. Sans surprise, il a, lui aussi échoué. Donc, il y a en termes de gouvernance de base, des désaccords entre la France et l’Allemagne. Et je crois qu’il était important que ce sujet soit débattu entre de « bons amis ». Il est plus productif d’affronter ses différends que de s’opposer jusqu’au point de rupture. »

E.T : « Les comportements de François Hollande et d’Angela Merkel ressemblent, pour moi, aux comportements du « bon flic » et du « mauvais flic’ dans un film noir. C’est l’équipe de François Hollande qui a rédigé la proposition grecque. C’est le bon flic qui a une discussion avec l’accusé et qui lui dit : « Ecoute, il faut vraiment que tu signes ta déposition, ça va aller, tu vas t’en sortir. » Et puis qui l’amène ensuite chez des collègues et passe à une autre type de politique. De ce point de vue-là, le couple franco-allemand a fonctionné, puisqu’il y a un arrangement pour arriver à un objectif, il y a une distribution des tâches pour imposer à un petit pays des mesures tout à fait contraire à ses droits. »

Les députés de Syriza sont-ils prêts à voter l’accord ?

C.F. :
« Alexis Tsipras a promis des choses à Athènes qui ne seront pas respectées. Il a promis que le reste de l’Europe financera le niveau de vie en Grèce, auquel le pays, seul, ne peut plus subvenir. Il a promis à ses compatriotes que les Européens accepteraient ces conditions, et sans surprise, cela n’a pas été le cas. Maintenant, le Premier ministre grec a un problème. Mais je suppose que le Parlement grec adoptera l’accord qui est clair : la Grèce doit s’engager à mener ces réformes à bien en étant guidée dans ce processus. En échange, elle obtient, de l’argent frais. »

E.T. : « Une majorité des députés de Syriza sont, dans leur foi intérieure, contre cet accord. Mais il est possible qu’une majorité vote par discipline cet accord à contrecœur. Mais cela va produire des fissures graves au sein de Syriza. Le peuple grec, le gouvernement grec, le Parlement grec sortent perdants parce que Syriza a été élu en disant : « Nous n’accepterons plus de devoir adopter des lois en 24h ou en 48h sans possibilité d’amendement ». Et Alexis Tsipras rentre aujourd’hui à Athènes avec un accord qui implique qu’en 48h le Parlement va devoir se prononcer, sachant que s’il votre contre, on va fermer la liquidité des banques, donc c’est du chantage, et que s’il amende le texte, plusieurs autres Parlements ne ratifieront pas l’accord. Ce que Alexis Tsipras et le peuple voulaient, à savoir le retour à la démocratie pleine et entière, ne sera pas respecté ni sur le fond ni sur la forme. »


Propos recueillis par Anne Charlotte Waryn et Beate Bader.

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